M’ investir Archéologue de mes racines
M’investir Archéologue de mes racines
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Mon père et Mamie Chazelles |
Un arbre peut-il se souvenir du vent qui l’a brisé ? Peut-il ressentir, dans le grain de son bois, l’empreinte des tempêtes qu’il a traversées ? Ou bien, au fond, ne garde-t-il que l’essentiel : la force de ses racines, la résilience de sa sève ?
Il fut un temps où j’ai cru disparaître. Un temps où chaque jour me pesait comme une pierre de trop sur une âme déjà en ruines. Il ne restait plus de moi qu’une ombre, un homme vidé de sa substance, érodé par des années d’humiliations invisibles. Il existe des violences qui ne laissent pas de marques sur la peau, mais qui sculptent le silence, qui rongent de l’intérieur, qui effacent tout repère jusqu’à faire douter de sa propre existence.
Les causes d’un suicide sont souvent un labyrinthe d’ombres où se croisent le silence, la douleur et l’incompréhension du monde extérieur. Mais lorsqu’un homme, un père, devient l’otage de violences invisibles, lorsque les coups ne laissent pas de bleus mais des fissures profondes dans l’âme, que reste-t-il ?
J’ai tout enduré. Le corps marqué, l’esprit brisé sous le poids des mots qui lacèrent, de la peur qui s’infiltre jusque dans les os. Battre un homme, le rabaisser, l’effacer peu à peu de lui-même… et, pire encore, retourner ses propres enfants contre lui.
Comme un poison lent qui s’insinue, qui tisse ses fils invisibles pour le priver de tout repère, de toute lumière.
Et puis, il y a la fuite. Non pas celle du lâche, mais celle du naufragé qui n’a d’autre choix que de lâcher prise avant d’être entraîné par le fond. Fuir, ce fut survivre. Mais à quel prix ? Celui de voir mes enfants livrés à la même obscurité, celui d’être impuissant face à l’engrenage d’une histoire qui ne semblait pas vouloir s’éteindre.
Les pertes invisibles
Comme si cela ne suffisait pas, le destin s’acharna à délier ce qui me rattachait encore au monde. Mes pertes d’emploi successives vinrent briser le peu de lien social qui me restait. Il n’y eut pas seulement le choc de la précarité, mais aussi l’effacement progressif de mon rôle dans la société.
Quand on ne travaille plus, on devient une silhouette floue, un nom qui s’efface des agendas, une présence qui s’amenuise jusqu’à devenir absence. On apprend la solitude, non plus comme un choix, mais comme un état imposé. On découvre que l’homme n’est pas seulement défini par ce qu’il est, mais aussi par ce qu’il fait aux yeux des autres.
L’isolement s’installe alors comme une brume persistante, où chaque jour ressemble au précédent, où les regards se détournent doucement, où l’on finit par douter de sa propre existence.
Douleurs Physiques où Psychologiques
La douleur m’était devenue une compagne silencieuse, un monstre tapi dans l’ombre, toujours prêt à frapper. Elle rampait sous ma peau, s’insinuait dans mes os, me mordait la chair avec une patience cruelle.
Chaque mouvement était une lame fouillant mes entrailles, chaque respiration un effort arraché à l’indifférence du monde. Ma double arthrodèse m’avait cloué à ce lit, réduit à l’état d’un corps captif, condamné à des journées interminables où le temps ne coulait plus : il stagnait, poisseux, étirant les heures comme une torture raffinée.
Mais il y avait une autre douleur, plus insidieuse encore. Celle qui ne laissait ni cicatrice visible ni fracture à radiographier. Celle qui s’insinuait dans le silence des nuits blêmes, dans l’absence laissée par ce qui n’était plus. Une douleur faite de creux et de vide, d’habitudes effacées et d’échos suspendus.
Elle ne s’était pas imposée d’un coup. Non, elle s’était insinuée dans les interstices du quotidien, comme l’eau qui s’infiltre et, avec le temps, fait éclater la pierre. Elle s’était déposée sur mes épaules, alourdissant chaque geste, chaque pensée. Il n’y avait pas de remède, pas d’antidote, seulement l’apprentissage lent d’une nouvelle réalité.
J’avais cru que mon corps pouvait tout supporter. Mais la souffrance a un poids que seul celui qui la porte peut comprendre. Elle transforme, altère, déforme les contours de l’âme jusqu’à la rendre méconnaissable. Elle nous isole dans une forteresse où même les plus tendres promesses finissent par se heurter à des murs infranchissables.
Alors, le monde avait changé de couleur. Les jours s’étaient teintés de gris, les nuits s’étaient allongées. Et moi, je suis resté là, à compter les fissures du plafond, à apprendre à dialoguer avec mes fantômes. Entre mes vertèbres soudées et mon corps meurtri, je ne savais plus quelle douleur était la plus insupportable.
Mais au fond, peut-être n’y avait-il jamais eu deux souffrances. Peut-être que la perte et la douleur n’étaient que deux visages du même mal. Deux ombres d’un même exil.
Les racines ne mentent pas
C’est alors que la voix de mon père s’est rappelée à moi :
« Richard, n’oublie pas d’où tu viens… et Mamie Chazelles. »
Comme un fil tendu dans l’obscurité, ces mots m’ont ramené à la seule chose que je ne pouvais pas perdre : mes racines.
Mamie Chazelles, elle qui savait lire les âmes comme d’autres lisent les étoiles, aurait vu en moi ce que l’on tentait d’effacer. Elle aurait posé sa main sur ma joue, dans ce geste tendre qui, enfant, me ramenait à l’essentiel.
« Regarde en toi. Ce que l’on t’a transmis est plus grand que la douleur. »
Il me fallait creuser, non plus pour comprendre ce qui m’avait détruit, mais pour retrouver ce qui m’avait construit.
Mon histoire ne commençait pas avec mes blessures. Elle avait pris racine bien avant cela, dans les mains habiles de mes ancêtres, dans la calligraphie minutieuse de mon père, son don d’analyse et de conseil, dans la créativité instinctive de mes oncles, dans l’amour silencieux d’une lignée qui, à sa manière, avait toujours su donner un sens au chaos.
Joseph et Pierre-Marie Poncet façonnaient le bois avec patience, non pas pour le contraindre à devenir ce qu’il n’était pas, mais pour révéler en lui ce qui sommeillait déjà. Et si ma propre résilience devait suivre ce même chemin ?
La transmission invisible
Pierrette, seule sœur parmi ses frères, avait insufflé à Mamie Chazelles une éducation où l’esprit comptait plus que les conventions. Une éducation qui ouvrait à l’intuition, qui laissait place au rêve et à la création. De cet héritage, Mamie Chazelles avait fait une boussole. Et à travers elle, mes oncles avaient trouvé leur voie : ébéniste, teinturier, musicien, verrier, braconnier…
Chacun, à sa manière, avait transformé la matière, dompté l’indomptable, imposé au monde sa propre vision de la beauté. Mon père, Jacques, n’échappait pas à la règle. Restaurateur d’engrenages anciens, il savait redonner vie à ce que d’autres croyaient perdu. Il comprenait la fragilité, il savait que ce qui semble brisé peut, avec patience, retrouver son éclat.
Et moi ? Mon matériau n’était ni le bois, ni le verre, ni la musique. C’étaient les mots.
Si mon père m’a fait promettre d’écrire, ce n’était pas pour raconter une simple histoire. C’était pour faire exister ceux qui ne devaient pas être oubliés, pour que les voix du passé ne s’éteignent pas avec moi.
Un dernier conseil
Mamie Chazelles aurait su, elle, que ma route ne s’arrêtait pas là. Elle aurait su, avant même que je ne lui dise un mot, que l’ombre me rongeait.
Peut-être aurait-elle tiré ses cartes, non pas pour y lire un futur figé, mais pour me montrer une brèche, un sentier possible, une issue. Elle aurait croisé les bras, observé le jeu quelques instants, puis relevé les yeux vers moi :
« Il manque encore une carte. Tu veux vraiment t’arrêter avant de la voir ? »
Parce que c’est ainsi que fonctionne la vie : ce que l’on croit être une fin n’est souvent qu’un tournant encore invisible.
Mon père aurait évoqué ceux qui, avant moi, avaient douté, vacillé, cru que tout était perdu. Et pourtant, la vie avait continué. Il avait trouvé son chemin, différemment, ailleurs, parfois à travers d’autres mains, d’autres âmes.
Puis, dans un murmure chargé de tout ce qu’il savait de moi, il aurait ajouté :
« Reste encore un peu. Écoute. Il y a toujours une suite. »
Mais ce n’est qu’au moment où il s’endormit à jamais que je perçus son ultime message.
Son souffle était déjà ailleurs, son esprit flottait entre deux mondes, mais ses lèvres murmurèrent une dernière énigme, presque imperceptible, comme un secret confié au vent :
« Bois la sève de tes ancêtres… Elle seule guérira tes plaies. »
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